Pourquoi Topo•lex ?
Les sciences sociales se sont très largement interrogées sur la genèse ou les effets du droit. De manière générale, parce que les règles constituent un élément incontournable de nos façons de vivre ensemble. Et de manière spécifique, parce qu'elles trament la multitude des sphères ou des domaines qui concernent nos vies. Mais comment le droit parvient-il à s'imposer comme un objet de nos attentions ? Comment devient-il un élément constitutif de nos actes ? Une réponse, largement partagée, invite à considérer le droit et sa « force » depuis les régularités sociales qu'il produit (stabilisation de l'ordre social, rapport aux normes, distribution des pouvoirs, etc.) et les acteurs spécialisés - professionnels ou non - qui concourent à son application. Mais si le droit a effectivement un effet, s'il est un arrière-plan valide du monde social qui oriente nos pratiques à défaut de les déterminer, c'est aussi parce que son pouvoir existe à travers des lieux, des traces, des dispositifs matériels, des rappels sensibles, des objets, des équipements, des appuis, etc. : un ensemble de saillances perceptibles participant de son ontologie et qui forment autant de plis dont tout enquêteur peut se saisir pour mieux appréhender sa consistance.
Le projet Topo·lex découle de cette volonté de se déprendre des considérations métaphysiques et abstraites du droit, pour en documenter les modes de présence. Cette visée, qui s'inscrit dans la perspective de nombreuses traditions intellectuelles, se donne une cible plus précise encore : documenter les réalités matérielles du droit. Peu importe leur nature. Au-delà des travaux portant sur ses symboles (uniformes, architectures) ou sur sa forme textuelle spécifique, il apparaît important de saisir les inscriptions spatiales du droit dans ses formes les plus diverses, ses équipements, ses technologies, ses supports graphiques, ses objets. Et pour cause : saisir le droit dans ses réseaux socio-techniques, c'est explorer les transformations matérielles dont le droit est l'objet, compte tenu des défis technologiques et organisationnels que rencontre régulièrement son exercice. C'est aussi s'obliger à s'interroger sur les capacités d'action des personnes, ou leurs empêchements, compte tenu des configurations dans lesquelles elles sont prises. Et c'est contribuer à une réflexion plus large sur les modalités du rapport au droit et leurs variations, les prises qu'il offre à l'action depuis les situations concrètes d'expérience.
Topo·lex porte donc sur les formes de présence matérielle du droit. Se plaçant volontiers dans la filiation du projet Scriptopolis sur les écrits dans la ville (scriptopolis.fr et Scriptopolis, Editions Non Standard, Paris, 2019), il se présente à la fois comme un équipement, une bibliothèque, un protocole et un commun. Un équipement, car s'il faut des yeux pour voir les choses, il faut aussi des instruments qui nous les rendent perceptibles et nous apprennent à y être sensibles. Avec nos téléphones dont l'usage de la photographie est devenu ordinaire, et l'aménagement d'un site web dédié, c'est un matériau visuel original qu'il est proposé de produire. Une bibliothèque, car l'accumulation continue de cas autorise toute sorte de comparaisons, de classements et de compilations originales susceptibles d'instruire une réflexion sur l'omniprésence du droit, son caractère plus ou moins hégémonique, ses articulations avec d'autres réalités et normes, ses effets différenciés et inégalités, ses recompositions technologiques et logicielles, etc. Un protocole, car le matériau constitué à force de micro-enquêtes devra répondre à des consignes méthodologiques articulant systématiquement une représentation du droit (une photographie, une image, une capture d'écran, un son, etc.) et un texte explicatif visant à expliciter ce que ce document nous dit du droit. Et un commun, car ce projet collectif est centralement contributif, a vocation à accueillir toute personne (individuelle ou collective) intéressée par prendre part à cette vaste exploration, au-delà des seuls chercheur·e·s au sens institutionnel, et repose sur un principe où le matériau est simultanément produit et mis à disposition de tou·te·s.
Vincent-Arnaud Chappe
Camille Girard-Chanudet
Jean-Marc Weller